Dans le cadre de ses réflexions esthétiques et politiques, il propose d'utiliser la littérature comme une arme révolutionnaire et cherche à dégager une « poétique de l'attentat ».
En 1886, il fonde avec Rodolphe Darzens, Saint-Pol-Roux et Éphraïm Mikhaël la revue La Pléiade[7], dans laquelle paraît sa première pièce, La Fille aux mains coupées, en même temps que le Traité du verbe de René Ghil. Son premier recueil de vers, La Gloire du Verbe, paru en 1890, est salué par Remy de Gourmont comme « l'un des rares poèmes de ce temps où l'idée et le mot marchent d'accord en harmonieux rythme »[8]. A cette époque, un contemporain le dépeint comme un chevalier « à l'œil limpide, à la barbe flavescente, levant haut la tête, le casque de cheveux posé en arrière et découvrant un front bombé comme d'un primitif flamand, avec, pour trait spécial, une immobilité, vaguement sarcastique, de la lèvre supérieure »[9].
Il entame en 1891 une collaboration au Mercure de France, auquel il reste fidèle jusqu'à sa mort. Il s'intéresse au théâtre de son époque et propose des pistes de reflexion à son sujet, notamment dans un article appelé De l’inutilité absolue de la mise en scène exacte, où il propose « le refus de la visibilité scénique réductrice », un procédé déjà employé dans La Fille aux mains coupées[10]. Il est un ami très proche d'Octave Mirbeau, et les deux se rendent visite et échangent régulièrement[11]. Il figure en fait dans un groupe d'amis des milieux littéraires parisiens ; il y côtoie notamment Mallarmé, qui est son ami et à qui il écrit, mais aussi d'autres écrivains et penseurs de l'époque[12]. Dans ce cadre là, il est un des penseurs de l'esthétique du symbolisme et innove dans certains domaines littéraires, comme dans sa poussée vers la recherche de l'esthétique et du beau absolu au sein du symbolisme, un mouvement qu'il partage avec Mallarmé[12]. L'un de ses amis, Fernand Gregh, écrit à propos de sa rigidité artistique[12],[13] :
« [Pierre Quillard, pourtant] homme de gauche [. . .] trouvait que j’avais failli à l’idéal de l’art pour l’art en célébrant l’espoir humain. Ce fut la première fissure dans mes amitiés symbolistes. »
Anarchisme et premiers combats politiques
En 1892, il contribue à la revue Entretiens politiques et littéraires, dans laquelle il s'exprime sur les rapports entre l'anarchisme et la littérature[14]. Il propose d'utiliser la littérature comme arme révolutionnaire[14],[15],[16] :
« Il faut avouer que l’explosion de quelques bombes de dynamite frappe de terreur les esprits vulgaires. […] Au contraire la puissance destructrice d’un poème ne se disperse pas d’un seul coup : elle est permanente et sa déflagration certaine et continue ; et Shakespeare ou Eschyle préparent aussi infailliblement que les plus hardis compagnons anarchistes l’écroulement du vieux monde. »
Il essaie, dans d'autres écrits, comme un article au sujet de Ravachol, peu après sa mort, comparé à un « Mallarmé de la dynamite », de dresser une « politique du symbolisme »[15]. Pour lui, « les domaines esthétique et politique ne relèvent pas d’ordres fondamentalement différents, ils constituent plutôt les branches d’un même ordre. Une telle vision autorise les symbolistes à écrire des poèmes sur les faunes, les jardins abandonnés ou l’écoulement des fontaines tout en réclamant le renversement de l’État »[15]. Il essaie de développer une « poétique de l'attentat » dans ce texte concernant Ravachol[15],[17], une position esthétique partagée par d'autres auteurs de son époque[17].
En octobre 1900, il fonde le bimensuel Pro Armenia, qui soutient la cause arménienne en suivant la ligne de la FRA[23] et accueille dans ses colonnes des articles de Jean Jaurès, Anatole France, Francis de Pressensé, Georges Clemenceau ou Victor Bérard[20]. Charles Péguy soutient le journal à travers sa maison d'édition, qui prend en charge l'édition du bimensuel[23]. En 1901, il organise une réunion du mouvement arménophile à Bruxelles ; de nombreuses figures anarchistes et plus généralement socialistes y assistent mais Élisée Reclus exprime à Quillard qu'il ne se rend à la réunion que par amitié et qu'il n'attend pas que des réunions changent la situation des Arméniens[24].
« Cette situation est en réalité commune à toute la Turquie, comment ce sont des causes générales qui dans toute la Turquie créent parmi toutes les populations un état d'esprit anarchiste ou révolutionnaire qui n'est que la résistance naturelle d'êtres humains défendant leurs biens et leur vie, défendant leurs biens contre le régime turc et leur vie contre le régime hamidien. »
A la fin des années 1890, en 1898, il fait partie des fondateurs de la Ligue des droits de l'homme[23]. Il s'engage dans l'affaire Dreyfus et est considéré comme l'intellectuel le plus abouti parmi les Dreyfusards[23]. Ami intime de Bernard Lazare, qui partage ses positions anarchistes, il devient dreyfusard grâce à lui[23]. Pierre Quillard collabore au Journal du peuple et publie en un gros volume la liste de tous les souscripteurs à la campagne organisée par le journal La Libre Parole en faveur de la veuve du commandant Henry[23]. Il est décrit par Mathieu Dreyfus, le frère aîné d'Alfred Dreyfus, comme un « doux et érudit anarchiste à la voix tranquille »[23]. Il témoigne au procès d'Émile Zola en sa défense[23] puis entreprend un tour de France où il donne possiblement une centaine de conférences en soutien à Alfred Dreyfus, dans l'une d'entre elles, il s'exprime de la sorte[23] :
« Il y a, actuellement au bagne, des innocents qui souffrent par [les lois scélérates]. Il faut que vous nous aidiez à les en tirer. Et si le crime s’accomplit […], vous demeurerez avec nous et vous vous y opposerez par tous les moyens, fût-ce par la force, et vous nous suivrez jusqu’au bout par les routes de la révolte, sur les routes rouges où nous irons. »
Après la mort de son ami Bernard Lazare, Pierre Quillard fait des démarches pour que sa mémoire ne soit pas oubliée, il est notamment à l'origine du monument Lazare à Nîmes[33]. En 1910, il participe au célèbre numéro[34] des Temps nouveaux nommé Meure, Biribi ![16] attaquant le Biribi, des bagnes pour les militaires réfractaires situés en Afrique du Nord[34]. La question avait été relancée après la mort d'un soldat sous les coups de deux gardiens[34]. Il devient secrétaire général de la Ligue des droits de l'homme de 1911 à 1912.
« Frappés perte inattendue Pierre Quillard, vaillant directeur Pro Armenia, défenseur peuples opprimés. Envoyons vives condoléances membres collaborateurs Pro Armenia : Pressensé, Anatole France, Clemenceau, Jaurès, Bérard, Roberty, d'Estournelles, Cochin, tous ceux qui ont soutenu cause notre peuple grands jours malheureux. Sa chère mémoire vivra parmi nous dans œuvre relèvement fraternisation races orient. »
Postérité
Pierre Monatte lui consacre un éloge mortuaire et déclare à son sujet[36] : « La classe ouvrière perd en lui l'un des rares intellectuels qui, sans rien demander non plus qu'aux pouvoirs, font ce qu'ils peuvent et restent droits ». Personnage important de sa génération, il tombe progressivement dans l'oubli[15].
Publications
Pierre Quillard : Le Pèlerinage hors de l'ombre (Premières strophes) • Âme riche de nuit, d'étoiles et de rêves Qui puisas des trésors aux urnes d'un tombeau N'abandonneras-tu jamais tes blêmes grèves Pour cette ville en fleurs sous le printemps nouveau ?
Âme riche de nuit, mon âme, tu recèles Assez d'astres perdus et de soleils éteints : Viens connaître la chair et les lèvres de celles Qui tendent leurs seins nus aux pourpres des matins
Et font en souriant à l'aurore sereine Fluer entre leurs doigts le sable et leurs cheveux, Pour que, vivante enfin, ma bouche amère apprenne À goûter le miel blond des heures. Tu le veux,
Âme lasse déjà des ivresses futures, Toi qui n'as rien chéri que les pleurs et la mort ; Le vent gonfle d'amour les voiles toujours pures : Loin de l'île où la blanche Hymnis repose et dort,
Pour moi seul, dans le vain cénotaphe des roses, Nous irons conquérir son corps ressuscité ; Sans doute elle revit par les métempsycoses Sur le sol oublieux que paraît sa beauté
Et parmi les parfums sauvages des galères, Les chiens, les portefaix qui geignent en marchant, Elle va, lourde encor des gloires tumulaires, Sans que nul ait compris la douceur de son chant[37].
L'Anarchie par la littérature (1892). Réédition : Éditions du Fourneau, Collection noire, Paris, 1993. Texte en ligne
La Question d'Orient et la politique personnelle de M. Hanotaux : ses résultats en dix-huit mois, les atrocités arméniennes, la vie et les intérêts de nos nationaux compromis, la ruine de la Turquie, l'imminence d'un conflit européen, les réformes. Par Pierre Quillard et Louis Margery (1897) Texte en ligne
Le Monument Henry : listes des souscripteurs classés méthodiquement et selon l'ordre alphabétique (1899) Texte en ligne
Pour l'Arménie, mémoire et dossier (1902)
Traductions
Théocrite : Étude phonétique et morphologique sur la langue de Théocrite dans les Syracusaines, par P. Quillard et M. Collière, augmentée du texte des Idylles III et LX avec traduction littérale (1888)
↑Saint-Pol-Roux, « Souvenirs » in Visages du Monde, n° 34, 15 avril 1936, p. 78-79.
↑Remy de Gourmont, Le Livre des masques, Mercure de France, Paris, 1896, p. 73.
↑L'Ermitage, vol. III, juillet-décembre 1891, Slatkine Reprints, Genève, 1968, p. 700.
↑Alice Folco, Sandrine Le Pors, Pierre Longuenesse et Diana Schiau-Botea, « Ce que voit l’oreille: Régnier, Maeterlinck, Mallarmé, Quillard, Yeats, Tzara, Novarina, Beckett, Sarraute, G. Stein, Vinaver… », Études théâtrales, vol. 38-39, no 1, , p. 51–59 (ISSN0778-8738, DOI10.3917/etth.038.0051, lire en ligne, consulté le )
↑ ab et c(en) Benjamin Custis Williams, « Public Enemies: French symbolist rationales for a restricted readership », Princeton, NJ : Princeton University, (lire en ligne, consulté le )
↑Fernand Gregh, L'age d'or: souvenirs d'enfance et de jeunesse, B. Grasset, (lire en ligne)
↑ abc et dJean Maitron et Marianne Enckell, « QUILLARD Pierre », dans Dictionnaire des anarchistes, Maitron/Éditions de l'Atelier, (lire en ligne)
↑ a et bUri Eisenzweig, « Poétique de l'attentat: anarchisme et littérature fin-de-siècle », Revue d'Histoire littéraire de la France, vol. 99, no 3, , p. 439–452 (ISSN0035-2411, lire en ligne, consulté le )
↑ abcdefghij et kGilles Candar, Emmanuel Naquet et Philippe Oriol, « Pierre Quillard, écrivain, défenseur des hommes et des peuples », dans Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », (ISBN978-2-7535-6686-6, lire en ligne), p. 167–169
↑ a et bMaarten Van Ginderachter, "Edward Joris: Caught between Continents and Ideologies?" in To Kill a Sultan: A Transnational History of the Attempt on Abdülhamid II (1905), edited by Houssine Alloul, Edhem Eldem and Henk de Smaele (Palgrave Macmillan, 2018), p. 67-98.
Jean Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Troisième partie, 1871-1914, de la Commune à la Grande Guerre, t. XIV, Éditions ouvrières, Paris, 1976 : notice biographique.
Edmond Khayadjian, Archag Tchobanian et le mouvement arménophile en France, Marseille, Centre Régional de Documentation Pédagogique, , 352 p. (ISBN2-86614-093-1). 2e édition : Sigest, Alfortville, 2001
Agnès Vahramian, « De l'Affaire Dreyfus au mouvement arménophile : Pierre Quillard et Pro Armenia », Revue d'histoire de la Shoah, Centre de documentation juive contemporaine, nos 177-178 « Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide arménien », , p. 335-355 (ISBN978-2850566400, lire en ligne)