Anna Karénine (en russe : Анна Каренина, Anna Karenina) est un roman de Léon Tolstoï paru en 1877 en feuilleton dans Le Messager russe. Il est considéré comme un chef-d'œuvre de la littérature. L'auteur y oppose le calme bonheur d'un ménage honnête formé par Lévine et Kitty Stcherbatskï aux humiliations et aux déboires qui accompagnent la passion coupable d'Alexis Vronski et d'Anna Karénine ; les premiers brouillons étaient d'ailleurs intitulés Deux mariages, deux couples[1].
Paru en France pour la première fois en 1885[2], Anna Karénine marque l'entrée triomphale de la littérature russe dans la culture européenne[3], à condition d'ignorer Crime et Châtiment de Dostoïevski, publié en 1866.
Présentation
Ce roman est tout d'abord paru sous forme de feuilleton dans le périodique Rousky vestnik (Le Messager russe ou Le Courrier russe), mais Tolstoï entra en conflit avec le rédacteur en chef Mikhaïl Katkov à propos du contenu du dernier épisode. Le roman ne parut donc dans son intégralité qu'à sa publication sous forme de livre. Le feuilleton connaît néanmoins un grand succès dans la Russie du XIXe siècle, certaines femmes du monde allant jusqu'à envoyer leurs domestiques à l'imprimerie afin de connaître la teneur des prochains épisodes[4].
Anna Karénine met en scène la noblesse russe, sur laquelle Tolstoï porte un regard critique. Le personnage d'Anna Karénine aurait été en partie inspiré de Maria Hartung (1832–1919), la fille aînée du poète Alexandre Pouchkine. Pour la fin tragique du roman, l’auteur s'est inspiré d’un fait divers : la maîtresse de son voisin Bibikov s’est jetée sous un train en ; il est allé voir le corps de la malheureuse[5].
Composition et parution
En , Tolstoï commence l'écriture d'Anna Karénine. La rédaction en est achevée en [6] ; cependant, Tolstoï écrit l'épilogue en seulement[7],[8]. La publication du roman commence dans Le Messager russe en et se poursuit jusqu'en [6]. En , la direction de la revue, en désaccord avec l’auteur sur la fin de l’ouvrage, publie une note de la rédaction résumant la fin d’Anna Karénine. L’auteur fait publier séparément la fin de l’ouvrage.
Le roman est publié pour la première fois en édition séparée en janvier 1878[6].
Le roman est divisé en huit parties et 239 chapitres. Son épigraphe est « « Je me suis réservé à la vengeance », dit le Seigneur. », tirée de Romains 12:19, qui cite à son tour Deutéronome 32:35. Le roman commence par les lignes suivantes devenues un principe :
Все счастливые семьи похожи друг на друга, каждая несчастливая семья несчастливая по-своему. Vse schastlivyye sem'i pokhozhi drug na druga, kazhdaya neschastlivaya sem'ya neschastliva po-svoyemu.
Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l'est à sa façon.
Résumé
Anna Karénine est une jeune femme mariée à Alexis Karénine, fidèle et mère d'un jeune garçon, Serioja. Anna Karénine se rend à Moscou chez son frère Stiva Oblonski. En descendant du train, elle croise le comte Vronski. Anna tombe amoureuse de Vronski, cet officier brillant, mais frivole. Elle lutte contre cette passion et finit pourtant par s'abandonner avec un bonheur coupable au courant qui la porte vers ce jeune officier. Puis Anna tombe enceinte. Se sentant coupable et profondément déprimée par sa faute, elle décide d'avouer son infidélité à son mari.
Elle songe un moment à abandonner mari et enfant et à fuir avec son amant. Mais une lettre de son mari parti en voyage, en réponse à son aveu, où il ne lui demande que de respecter les apparences, la décide à rester. La grossesse se déroule mal. Après avoir mis au monde une fille, Anna contracte la fièvre et risque de mourir. Elle envoie un télégramme à son mari, lui demandant de rentrer et de lui pardonner. Elle se repent et appelle la mort comme une libération pour tous. Ému par le remords de sa femme et sa mort imminente, Alexis consent à lui pardonner.
Puis quelque temps plus tard, une rencontre inopinée avec Vronski suffit à faire voler en éclats la décision d'Anna. Elle se jette dans ses bras et ils décident de fuir ensemble à l'étranger. C'est pour Anna un moment de joie et de délivrance. Ils passent leur lune de miel en Italie, mais peu à peu Vronski s’ennuie et regrette d’avoir abandonné sa carrière militaire. De retour en Russie, Anna et Vronski vivent en marge de la société. Ils suscitent à la fois admiration et réprobation d'avoir ainsi bravé les conventions de la haute société russe. La fortune de Vronski leur permet d'avoir une existence indépendante et ils parviennent à recréer autour d'eux une micro-société, en marge du grand monde. Mais Anna ne supporte pas d'avoir abandonné son enfant et trahi son mari.
Ce climat pesant provoque une incompréhension réciproque qui obscurcit leur union. Anna, en proie aux plus vifs tourments et prise dans un engrenage dont elle ne peut se délivrer, met fin à sa vie en se jetant sous un train.
En parallèle à leur aventure, Tolstoï brosse le portrait de deux autres couples : Kitty et Lévine, ainsi que Daria (dans le livre plus communément appelée Dolly) et Oblonski.
Kitty est une belle adolescente qui, à dix-huit ans, fait son entrée dans le monde. Lévine lui fait une demande en mariage en bonne et due forme, mais elle la repousse car elle est tombé amoureuse de Vronski. Ce dernier lui échappe lors d'un bal où il succombe à la fascination d'Anna. Kitty sombre dans la honte et la maladie. Elle va se soigner en faisant une cure en Allemagne.
Plusieurs mois après ce sinistre bal, Kitty rencontre à nouveau Lévine, auprès duquel elle ressent un mélange d'effroi et de bonheur. Elle se rend compte qu'elle n'a aimé que lui. Kitty et Lévine comprennent que le passé n'a été qu'une épreuve destinée à consolider leur amour. Ils décident de se marier. Lévine se met à étudier l'agronomie et travaille lui-même dans ses champs au grand étonnement de ses paysans afin de réformer la gestion de ses propriétés et accorder plus de droits à ses paysans.
Daria, épouse soumise et résignée, mais surtout épuisée par les tâches de la vie quotidienne, est la femme de Stiva Oblonski. Malgré son infidélité, Oblonski prodigue à sa femme des marques de tendresse réconfortantes. Daria est marquée par un doute permanent et se fait conseiller par Anna afin de sauver son couple.
Résumé détaillé
Partie I
Dans les salons feutrés de la haute société moscovite, le prince Stépane Arcadiévitch Oblonski, surnommé "Stiva", se trouve au cœur d'une tempête domestique. Son infidélité avec la gouvernante de ses enfants a profondément blessé son épouse, la princesse Daria Alexandrovna, dite "Dolly". Pour apaiser ce tumulte familial, Stiva fait appel à sa sœur, la charismatique Anna Arcadiévna Karénine, dont l'arrivée imminente de Saint-Pétersbourg promet d'être un baume sur les plaies ouvertes du couple et de restaurer la paix dans le foyer.
En parallèle, Constantin Dmitriévitch Lévine, ami d'enfance de Stiva et propriétaire terrien aussi passionné que timide, arrive à Moscou, le cœur empli d'espoir. Son objectif : demander la main de la jeune princesse Kitty Alexandrovna Chtcherbatski, sœur cadette de Dolly. Cependant, ses aspirations se heurtent à un rival de taille, le séduisant comte Alexis Kirillovitch Vronski, officier de cavalerie dont la présence éblouit la jeune débutante.
Le destin, tel un dramaturge capricieux, orchestre une rencontre fortuite à la gare. Alors que Stiva accueille Anna, Vronski vient chercher sa mère. L'atmosphère, déjà chargée d'électricité, s'assombrit davantage lorsqu'un tragique accident ferroviaire survient, qu'Anna, troublée, interprète comme un funeste présage.
Dans l'intimité du foyer Oblonski, Anna déploie ses talents de médiatrice, usant d'empathie et d'éloquence pour réconcilier Dolly et Stiva. Sa présence rayonnante ne manque pas de captiver Kitty, qui voit en elle un modèle de grâce et de sophistication.
Le grand bal, moment crucial de la saison mondaine, devient le théâtre d'un drame silencieux. Kitty, parée de ses plus beaux atours et d'espoirs naïfs, voit ses rêves voler en éclats lorsque Vronski, manifestement envoûté, choisit Anna comme partenaire de danse. Ce moment marque un tournant décisif, brisant le cœur de Kitty et scellant le destin d'Anna.
Le retour d'Anna à Saint-Pétersbourg, accompagnée dans le train par un Vronski de plus en plus audacieux, sème les graines d'une passion qui menace de tout emporter sur son passage. Bien qu'elle repousse ses avances, Anna ne peut nier le trouble qui l'envahit.
Pendant ce temps, Lévine, l'âme meurtrie par le refus de Kitty, se réfugie dans la solitude de son domaine rural, ignorant que son histoire est loin d'être terminée.
Ainsi s'ouvre le roman de Tolstoï, vaste fresque de la Russie impériale où s'entremêlent les destins de personnages profondément humains, pris entre leurs désirs, leurs devoirs et les conventions d'une société en pleine mutation. À travers ces vies entrelacées, Tolstoï explore les thèmes universels de l'amour, du mariage, de la fidélité et de la quête du bonheur, offrant un miroir saisissant de la condition humaine qui continue de résonner avec les lecteurs à travers les âges.
Personnages
Personnages principaux
Karénine, Anna Arcadievna : le personnage témoigne de l'évolution de Tolstoï par rapport à son propre ouvrage. Incarnation du péché pendant une large partie de l'ouvrage, elle déteste son mari pour son caractère magnanime ; c'est une incrédule notoire, qui accepte de vivre avec Vronski sans demander le divorce à son mari quand bien même celui-ci l'aurait accepté. Néanmoins, Tolstoï évolue dans sa description puisqu'il en fait aussi une incarnation de la liberté et de la modernité, notamment lorsque sa belle-sœur et amie Dolly la rejoint et songe avec admiration aux choix d'Anna.
Karénine, Alexis Alexandrovitch : mari trompé d'Anna Karénine, incarne la droiture chrétienne. Membre éminent du ministère, il souhaite, lorsqu'il apprend la trahison d'Anna, sauver les apparences dans le Monde. Mais à l'occasion de la naissance de la fille illégitime d'Anna et Vronski, il va accorder son pardon à Anna. Si ce personnage est sans conteste une figure d'intégrité, Tolstoï en fait néanmoins un personnage double fait de sécheresse et d'autosatisfaction.
Lévine, Constantin Dmitriévitch : trente deux ans, incarne la vision de Tolstoï (Le nom Lévine est une référence au prénom de Tolstoï "Lev", prénom francisé en Léon). Grand propriétaire terrien, il refuse la vie à Moscou et le monde. Il se tient à l'écart et entreprend un traité d'agronomie, projet mis à mal par son mariage avec Kitty. Il refuse également de participer aux zemstvo, organes de l'administration locale qui regroupent les grands propriétaires.
Oblonski, Stépane Arkadiévitch : trente quatre ans, frère d'Anna Karénine incarne l'oisiveté. Il dépense plus qu'il ne gagne. Parvenu à un poste de haut fonctionnaire grâce à son caractère hâbleur, il trompe régulièrement sa femme Dolly, d'abord avec l'ancienne institutrice de ses enfants, puis avec une danseuse du Bolchoï. Il est également le meilleur ami de Lévine qui deviendra son beau-frère.
Oblonska, Daria Alexandrovna : Dolly, née Stcherbatski, femme d'Oblonski, trente trois ans, mère de sept enfants dont cinq vivants.
Stcherbatska, Kitty : belle-sœur d’Oblonski, se marie avec Lévine.
Tchirikov, témoin de Lévine à son mariage, compagnon de chasse.
Tverskoïa, Betsy, cousine de Vronski, princesse, entremetteuse entre Vronski et Anna.
Varenka, Melle, fille adoptive de Mme Stahl. Amie de Kitty.
Veslovski, Vassia, petit-cousin des Stcherbatski, compagnon de chasse.
Vronski, Alexandre, frère d’Alexis, colonel, a épousé une jeune femme sans fortune, fille d'un insurgé de décembre 1825.
Vronska, comtesse, mère d’Alexis.
Jugements sur l'œuvre
Le personnage du banquier Boulganirov (inspiré en réalité du banquier juif Poliakov) dans Anna Karénine témoigne de l'antisémitisme présent dans l'ouvrage, selon l'historien Léon Poliakov[9],[10].
Incipit
« Toutes les familles heureuses se ressemblent ; chaque famille malheureuse est malheureuse à sa façon »
Extraits
Le troisième clan était celui du monde proprement dit, ce monde des bals, des dîners, des toilettes brillantes, qui se maintient d’une main à la cour pour ne pas tomber dans le demi-monde, qu’il s’imagine mépriser tout en partageant ses goûts.
Anna sur son mari Elle n’éprouvait plus envers son mari que la répulsion du bon nageur à l’égard du noyé qui s’accroche à lui et dont il se débarrasse pour ne pas couler.
Kitty sur Anna Comme elle est belle ! Mais il y a quelque chose en elle qui m’inspire une immense pitié.
« Les gens de son monde [celui de Vronski] divisent l'humanité en deux catégories opposées. La première, tourbe insipide, sotte et surtout ridicule, s'imagine que les maris doivent être fidèles à leur femme, les jeunes filles pures, les femmes chastes, les hommes courageux, fermes et tempérants, qu'il faut élever ses enfants, gagner sa vie, payer ses dettes, et autres fariboles : c'est le vieux jeu. La seconde au contraire - le « gratin » à laquelle ils se vantent tous d'appartenir, prise l'élégance, la générosité, l'audace, la bonne humeur, s'abandonne sans vergogne à toutes ses passions et se moque du reste. »
— Léon Tolstoï, Anna Karénine, première partie, chapitre 34[11].
Anna à la gare d'Obiralovka : « Soudain elle se souvint de l’homme écrasé le jour où pour la première fois elle avait rencontré Vronsky à Moscou, et elle comprit ce qui lui restait à faire »
Une voyageuse dans un train : « La raison a été donnée à l’homme pour repousser ce qui le gêne »
Lévine : « Si je n’accepte pas les explications que m’offre le christianisme sur le problème de mon existence, où en trouverai-je d’autres? […] Et les Hébreux, les Musulmans, les Bouddhistes ? […] Ces millions d’hommes seraient-ils privés du plus grand des bienfaits, de celui qui, seul, donne un sens à la vie ? »
Éditions françaises
1885 : Anna Karénine, Comte Léon Tolstoï ; roman traduit du russe ; Paris : Hachette, 1885 ; 2 tomes reliés en 1 vol. in-16. (Boutchik, n 327)[12]
1933 : Anna Karénine, Comte Léon Tolstoï ; traduit par Henri Mongault ; Paris, Gallimard, Collection "Les Classiques russes", 1933-1935
1951 : Léon Tolstoï (trad. du russe par Olga Vesselovskaia & Claire Robert), Anna Karénine [« Анна Каренина »], Verviers, Gérard et Cie, coll. « Marabout Géant », (1re éd. 1951)
2018 : Anna Karénine, adaptation libre de Laetitia Gonzalbes d’après le roman de Léon Tolstoï, Bel-Ami et Enragée ? de Guy de Maupassant, poèmes et partitions de Jean Fournée
Cinéma
Le roman a été adapté à maintes reprises au cinéma et à la télévision.
1911 : Anna Karénine de Maurice André Maître avec E. A. Soroktina (Anna Karénine), Nicolaï Vassiliev (comte Karénine), Troïanov (Vronski).
En 2017 le chorégraphe John Neumeier créé le ballet Anna Karenina avec le ballet de Hambourg dont il est le directeur depuis 1973. C'est Anna Laudere qui danse le rôle principal.
Bande-dessinée
1997 : Anna Karenina, manga de Yumiko Igarashi, encore inédit dans les pays francophones.