Les deux cents familles est, en France, une des expressions symboliques parfois donnée sous la Troisième République« aux dynasties bourgeoises représentées dans de nombreux conseils d'administration de grandes sociétés industrielles, financières ou commerciales »[1].
Dans le contexte de la Grande Dépression économique des années 1930, d'une série de scandales financiers, de la critique du capitalisme, des luttes sociales et du mécontentement d'une partie de la population, l’expression deux cents familles — qui renvoie originellement aux 200 plus gros actionnaires (sur près de 40 000) qui constituaient l'Assemblée générale de la Banque de France — est popularisée par Édouard Daladier lors du 31e congrès du Parti radical-socialiste, tenu à Nantes en . Les deux cents familles joueraient un rôle dominant et tiendraient en main la majorité des leviers économiques de la France, contrôlant ainsi les destinées politiques du pays.
L'expression fait mouche auprès des partis de gauche composant ou soutenant le Front populaire, reprise comme slogan par les leaders politiques ou syndicaux tels Léon Blum, Maurice Thorez ou Léon Jouhaux ; elle se propage parmi les intellectuels, notamment antifascistes ainsi que dans la presse satirique et, de manière opportuniste, dans la presse antisémite.
Le Front populaire ayant inscrit à son programme la réforme de la Banque de France, le système de régence est réformé le . Le nouveau système de gouvernance impose désormais à la banque un conseil de vingt membres parmi lesquels ne siègent que deux représentants de l’actionnariat privé, tous les autres étant des hauts fonctionnaires, des dirigeants d’organismes publics de crédit ou des représentants des forces productives. Le pouvoir des mythiques deux cents familles est ainsi contrôlé. L'expression disparait alors progressivement. Elle ressurgit toutefois sporadiquement dans la vie politique française.
Les observateurs et chercheurs, pour la plupart, ont analysé les « deux cents familles » comme un discours relevant des mythologies politiques françaises, en précisant néanmoins, pour quelques-uns, que le mythe n'est pas le fruit d’un imaginaire pur, et qu'aucun des mythes politiques ne se développe dans un univers d’entière gratuité, libre de tout contact avec les réalités de l'histoire. Pour plusieurs, cela ne devrait pas empêcher d'étudier sa complexité, ni la part de vérité qui s'y trouve.
Lors de la création de la Banque de France en 1800, l'article 11 de ses statuts (fixés par la loi du 24 germinal an XI, loi confirmée par Napoléon Ier le 22 avril 1806), dispose que « les 200 actionnaires qui composeront l'Assemblée générale seront ceux qui seront constatés être, depuis six mois révolus, les plus forts propriétaires de ses actions ».
Ces deux cents membres de l'assemblée générale avaient ainsi le pouvoir de désigner les quinze membres du Conseil de régence de la Banque de France. Ce pouvoir est toutefois tempéré par les lois de 1803 et 1806 : le gouvernement nommera une partie (minoritaire) de membres du Conseil général, dont le Gouverneur de la Banque de France, assisté de deux sous-gouverneurs.
Des recherches récentes[évasif] montrent que la réalité du pouvoir ne réside pas au sein de l'Assemblée générale mais à la direction même de la Banque de France (Conseil général, Comité des livres et portefeuilles). Il faut considérer les banquiers régents de sa direction comme les représentants actifs des Deux cents familles (largement rentières - donc en faveur de la stabilité monétaire) mais aussi de leur périphérie (les autres grands entrepreneurs)[pas clair][3][réf. non conforme].
Création du mythe des « deux cents familles »
Jean-Claude Daumas souligne que le problème de « l'influence du patronat sur la politique » est aussi ancien que le capitalisme lui-même. Cela a « nourri des mythologies qui, des « féodalités industrielles et financières » aux « deux cents familles » en passant par « les juifs rois de l'époque » et les « trusts », proposent des visions simplistes et trompeuses qu'il faut disséquer pour s'en libérer et faire progresser la connaissance des mécanismes réels[4] ». Serge Berstein pour sa part explique que « dans la vie politique française, l'argent a toujours eu mauvaise réputation. Les valeurs politiques de la France des XIXe et XXe siècles, nourries des idéaux démocratiques, consolidées par la connotation morale de la gauche, sont fondées sur le postulat que le seul combat politique qui vaille est celui qui débouche sur la promotion des « petits » », que « le vocabulaire politique de la France de l'entre-deux-guerres porte la trace de ces conceptions ». Aussi « confronté à ces thèmes qui constituent, au niveau des mentalités d'une grande partie de l'opinion, une des incontestables réalités de l'entre-deux-guerres, l'historien est-il amené à s'interroger sur la part de vérité qu'elles contiennent […] pour dépasser le mythe, retrouver le fait authentique derrière le réquisitoire ou le plaidoyer, également entachés de partialité »[5].
En 1869, à la fin du Second Empire, le journalisteproudhonienGeorges Duchêne préfigure le thème des deux cents familles[6] lorsqu'il dénonce l'éviction des petits porteurs d'actions au sein des conseils d'administration en évoquant une « féodalité » financière dans laquelle « les 20 milliards de valeurs mobilières sont à la discrétion de 200 nababs, qui n'y ont pas engagé 200 millions. L'antiquité ne fournit pas d'exemple d'oligarchie aussi concentrée »[7].
« Ce sont deux cents familles qui, par l'intermédiaire des conseils d'administration, par l'autorité grandissante de la banque qui émettait les actions et apportait le crédit, sont devenues les maîtresses indiscutables, non seulement de l'économie française mais de la politique française elle-même. Ce sont des forces qu'un État démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n'eût pas tolérées dans le royaume de France[11]. L'empire des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent leurs mandataires dans les cabinets politiques. Elles agissent sur l'opinion publique car elles contrôlent la presse[12]. »
L'expression connaît un glissement politique, du fait de son utilisation par des milieux politiques très divers.
À gauche, les antifascistes[18], les anarchistes ainsi que le Front populaire (quoique les socialistes « suivent en maugréant ») mobilisent aussi l'expression[19].
Léon Trotski écrit « Dans le cadre du régime bourgeois, de ses lois, de sa mécanique, chacune des « deux cents familles » est incomparablement plus puissante que le gouvernement Blum »[20].
Le leader communiste Maurice Thorez fournit également le même type d'« explication simple » à la crise économique persistante en France en dénonçant « les deux cents familles »[21].
Produit par le Parti communiste français et réalisé par Jean Renoir, le film de propagande La vie est à nous (1936) fustige les grandes fortunes par le biais d'un personnage instituteur, interprété par le comédien Jean Dasté, qui lance la réplique suivante : « La France n'est pas aux Français, car elle est à deux cents familles. La France n'est pas aux Français, car elle est à ceux qui la pillent »[22].
L'extrême droite largement antisémite s'en empare également : Jacques Doriot, transfuge du PCF et fondateur en 1936 du Parti populaire français (PPF), affirme ainsi, en 1937, qu'il faut lutter « contre les deux cents familles capitalistes et contre l'état-major communiste, parfois complices contre le pays »[23].
Le Front populaire ayant inscrit la réforme de la Banque de France à son programme ; le système de régence est réformé par la loi du [24] qui remet à plat le système de gouvernance[25] en imposant « la nomination par le gouvernement de personnalités qualifiées au sein du Conseil en remplacement des représentants de l’actionnariat privé. L'assemblée générale est étendue à tous les actionnaires. Le pouvoir des mythiques « deux cents familles » (…) est ici visé. La loi officialise plus qu'elle ne promeut la recherche d'un intérêt général. Elle opère une nationalisation de facto de la Banque de France, qui reste néanmoins une banque d'émission privée », précise Bertrand Blancheton[26].
Un gouverneur, assisté de deux sous-gouverneurs, continue de diriger la Banque, mais il n'a plus à justifier de la propriété d'actions de la Banque. La pratique du serment, tombée en désuétude, est rétablie. Le conseil général voit sa composition être remaniée : il regroupe le gouverneur, les deux sous-gouverneurs, les trois censeurs élus par l'assemblée, ainsi que vingt conseillers (remplaçant les quinze régents précédents) : deux sont élus par l'assemblée, neuf représentent les intérêts de la nation, huit sont choisis au titre des intérêts économiques et des usagers du crédit, un est élu par le personnel de la Banque. Par souci d'égalité, au sein de l'assemblée générale, un actionnaire pèse une voix[réf. nécessaire].
Cette réforme éteint progressivement le mythe des deux cents familles. Sous la Quatrième République, la nouvelle formule du magazine de Jean Galtier-Boissière« recens[era] Les Gros, ceux qui détenaient la fortune nationale, cette reviviscence du mythe des deux cents familles »[27].
Ainsi dans Organized Business in France (1957, traduit en français sous le titre La politique du patronat français : 1936-1955, Colin, 1959), le professeur Henry Walter Ehrmann[28], du Dartmouth College, écrit :
« Beaucoup d'industriels et de commerçants moyens affiliés à la CGPF estimaient, et ils n'avaient pas tort, que leurs propres organisations les excluaient des activités de l'association.
Les trusts qui les contrôlaient et une douzaine de « grands commis » qui dirigeaient la CGPF en leur nom étaient, aux yeux de beaucoup, de petites entreprises industrielles et commerciales, aussi néfastes que la propagande du Front populaire.
Craignant les conséquences de la nouvelle législation sociale, les petits patrons avaient le sentiment d'avoir été trahis et persistaient à croire à un complot entre « les 200 familles » et le gouvernement marxiste. »
Le terme est réutilisé sporadiquement dans la vie politique française, soit pour désigner une influence supposée de ces familles sur les décideurs politiques, soit pour désigner la caractéristique de certains membres du personnel politique à être entourés de familles riches. En 1990, Gabriel Milési publie Les Nouvelles 200 Familles[29],[30]. Christian Eckert utilise le terme pour critiquer le président Nicolas Sarkozy qui s'affichait avec des amis issus des familles parmi les plus fortunées de France[30]. La sociologue Monique Pinçon-Charlot affirme qu'en 2012, la France « fonctionne toujours comme au temps des 200 familles de Daladier, en 1934. Nous sommes toujours une France de l’héritage »[31], tandis que depuis 2017, le députéFrançois Ruffin de La France insoumise use fréquemment d'une formule relative à « 500 familles qui se gavent », ressuscitant ainsi le mythe des deux cents familles[32],[33].
Historiographie
Outre les textes d'Alain Plessis sur l'histoire et l'importance de la Banque de France, pour la stabilité économique et sociale de la société française[34] et d'Hubert Bonin sur la perception des banques françaises dans l'opinion, parfois informée par la grande littérature du XIXe siècle[35] (Balzac, Zola) ; parmi les universitaires/historiens, intellectuels qui ont abordé le thème des « deux cents familles », thème qui participe d'un questionnement [permanent] sur la démocratie, après les émeutes du 6 février 1934, évènement déclencheur perçu comme un danger fasciste comme le décrit Gilles Vergnon[36] ; Jean-Pierre Roux constate qu'en France l'histoire des élites a été longtemps négligée, mais que la tendance s'est progressivement inversée[37]. Pour Philippe Hamman, les études publiées sur le patronat ont avant tout visé à mettre au jour les pratiques de l'ombre entre organisations patronales et institutions politiques, avec une dimension journalistique ou militante davantage qu'historique. Les études historiennes scientifiques, quant à elles, sont aussi marquées par le prisme de « la réalité d'une oligarchie patronale », finalement assez restreinte, qui détient les leviers de l'influence[38], mais exerce toutefois une fascination comme le souligne Olivier Dard, qui, pour sa part, s'intéresse à la rhétorique anti-patronale[39]. Serge Berstein note le désarroi d'une société des années 1930 en perte de repères, le « primat idéologique » des acteurs et le besoin de trouver une explication, un responsable dans un discours fédérateur aux vertus cathartiques[40],[5].
En termes de prosopographie, Jean-Noël Jeanneney s'est attaché aux Wendel[41], Jean Bouvier aux Rothschild[42], Alexandre Niess aux notables de la Marne[43], dans des études qui tendent à nuancer l'image que l'historiographie se fait des milieux d'affaires dans leur action politique.
Gérard Noiriel refuse que les paroles des hommes du Front populaire soient réduites à une théorie du complot, comme elles ont pu l'être dans une précédente version du présent article sur les deux cents familles. Noiriel parle de l'importance de l'impact des mots dans la communication politique, et évoque à cet égard l'autre expression forte apparue pendant le Cartel des gauches « le mur d'argent »[44].
René Sédillot tente de démêler la part de légende et la part de vérité [45] et pour Jean Bouvier, le terme « deux cents familles » « n'est que l'étiquette d'un phénomène social que personne n'aura l'impudence de nier ; à savoir qu'il existe hic et nunc des milieux, des groupes, qui ont, relativement aux autres éléments de la mécanique sociale plus de pouvoirs (ce qui ne signifie pas : tous les pouvoirs). Le célèbre mythe de la gauche a bien joué son rôle idéologique en tant que miroir (déformant) de la réalité des pouvoirs. Mais il est, dans ses déformations, intuition profonde, révélation de traits fondamentaux. Excellente caricature : oui ; mythe absolu, non. Il n'est donc pas inutile à la démarche historique »[46].
Notes et références
Notes
↑D'après la presse de l'époque et l'édition des actes du 31e congrès du parti radical, Édouard Daladier prononce ce discours le [8],[9] mais Georges Lefranc et Jean Garrigues le situent à la date du [10],[11].
Références
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