Alain Touraine est l'un des fondateurs de la sociologie française du travail après la Seconde Guerre mondiale. Connu en particulier pour ses travaux sur le mouvement étudiant de Mai 68 en France et sur le syndicat Solidarnosc dans la Pologne communiste, il a publié plus d’une cinquantaine de livres.
Biographie
Alain Touraine est le fils d'un médecin féru de littérature[2].
Après un passage par la Yougoslavie, il s'établit près de Valenciennes, dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, pour faire l'expérience de la vie de mineur (1947-1948). Cet engagement marquera son œuvre et l'orientera vers une réflexion sur l'industrie, le travail et la conscience ouvrière[3].
La lecture du livre Les problèmes humains du machinisme industriel (1946) de Georges Friedmann et sa rencontre avec l'auteur le convainquent de terminer ses études. Il revient à l'École normale supérieure pour y passer l'agrégation d'histoire, qu'il obtient en 1950[4]. La même année, Friedmann le fait entrer au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), où il intègre le Centre d'études sociologiques, dirigé par Friedmann et Georges Gurvitch.
Nommé en 1967 conseiller technique du ministre de l’Éducation Alain Peyrefitte, son ex-condisciple à l'École normale supérieure[8], il prendra l'année suivante, à 43 ans, la direction du département de sociologie à l'université de Nanterre, succédant à Henri Lefebvre, ex-communiste proche des situationnistes[8],[9], qui avait convaincu en février 1967 Alain Touraine de prendre avec lui leur défense quand ils furent menacés à Strasbourg[10].
En 1973, il publie l'une de ses œuvres maîtresses, Production de la société. Quelques années plus tard, il commence ses travaux sur les mouvements sociaux[19] et met en place les cadres de sa méthode d'intervention sociologique.
Dès 1978, son livre La Voix et le Regard tente une synthèse de la sociologie des mouvements étudiants, régionalistes, et féministes[6], selon lui désormais plus importants que l'ouvriérisme socialiste et demande si «le temps des luttes sociales, des rapports de classes, des mouvements sociaux » n'est pas passé[6].
En 1981, il se rend en Pologne pour étudier de près le mouvement syndical Solidarność[3] et en 1988 il publie "La Parole et le Sang", une analyse générale, politique et sociale du continent sud-américain couvrant un demi-siècle[2].
En 1984, après le tournant libéral du Parti socialiste, il salue le gouvernement dont « le mérite essentiel est de nous avoir débarrassé de l'idéologie socialiste[25]. »
Il soutient le Plan Juppé de 1995 sur les retraites et la Sécurité sociale et intervient fréquemment dans les médias pour le défendre face aux grèves. Selon lui, ces grèves ne posaient pas les bonnes questions, car se focalisant trop sur la défense des salariés[6]. Le Premier ministre Alain Juppé indique en retour avoir « enregistré ce soutien avec beaucoup d’intérêt et [être] toujours très attentif à ce que dit Alain Touraine ».
Il dénonce également le mouvement de grèves de 2003 contre la Loi Fillon sur les retraites, se déclarant « effaré »[25].
Sur les questions économiques, il est favorable à un rôle accru du secteur privé et à des privatisations[25].
Alain Touraine avait demandé à Raymond Aron de présider le jury de soutenance de sa thèse à la Sorbonne. « Il garde de cette soutenance le souvenir cuisant d'une humiliation publique, qu'il qualifiera de « mise à mort cérémonielle », le jury dénigrant son travail en des termes n'ayant que peu à voir avec la critique purement scientifique[non neutre][27]. » Cet épisode le conforte dans sa réserve à l'endroit des hiérarchies universitaires.
Dans ses travaux d'études en sociologie et ses premières recherches, il sera suivi par Georges Friedmann, le père de la sociologie du travail en France. Il commence ses recherches de terrain sur des ateliers de mineurs au Chili, et tissera des liens étroits avec ce pays, de même qu'il aura des relations très privilégiées avec l'aire culturelle latino-américaine en général. Étudiant les conditions de travail et le rôle des syndicats, il a proposé dans les années 1950 et 1960 des réflexions et des constats sur la « conscience ouvrière ».
Son premier livre, L'Évolution du travail ouvrier aux usines Renault[29], fait figure d'analyse désormais classique en sociologie. Il y relate l'évolution du travail en trois phases[30] :
Phase A
« Elle commence aux débuts de l'ère industrielle. La machine la plus primitive, par exemple le tour du potier, reste encore pour la conception des machines dans l'industrie un modèle. Il permet la rencontre de trois éléments : l'outil, en l'occurrence la main de l'artisan ; la matière à travailler, ici la terre ; la machine elle-même, ici un plateau souvent actionné par le pied de l'homme. […] Les premières machines sont des machines universelles sur lesquelles les outils sont démontés puis remontés différemment à chaque opération nouvelle. […] Ces machines […] comme la célèbre fraiseuse universelle de Brown de 1861, […] sont des machines flexibles ou souples. Leur production est de type unitaire ou de très petite série. L'ouvrier acquiert savoir et savoir-faire […] et il y a un réel travail d'équipe, avec une hiérarchie dans l'équipe correspondant à une connaissance fondée sur l'expérience. […] Le rapport avec la hiérarchie est caractérisé comme celui du retranchement professionnel. […] L'ingénieur qui le commande ne peut lui dire le “comment faire”. […] Le profil de l'agent de maîtrise type chargé de commander plusieurs équipes d'ouvriers sera celui d'un bon technicien et d'un bon organisateur, la compétence technique est indispensable ici pour s'imposer. »
Phase B
« C'est celle de la production en grande série. On y passe par un mouvement de décomposition du travail. Les différentes opérations que faisait l'unique machine universelle de la phase A sont décomposées et attribuées à différentes machines spécialisées donc dans une seule opération. L'ouvrier ou l'ouvrière travaillant à charger et à décharger la pièce sur ces machines est appelé “spécialisé”, nom dérisoire car il n'a en fait aucune spécialisation. C'est la machine qui est spécialisée dans une seule opération. […] Cet ouvrier a radicalement changé : […] un OS se forme en quelques heures et atteint un niveau de production moyen en quelques jours ou quelques semaines. […] Son rapport à la hiérarchie est un rapport de soumission […] aux services fonctionnels des méthodes. […] C'est à un véritable transfert de pouvoir que l'on assiste : la part du pouvoir technique qui était aux mains des ouvriers de l'atelier de la phase A passe entièrement à celles des membres des bureaux des méthodes de la phase B. Ce moment est celui où intervient Taylor (et l'organisation scientifique du travail, l'OST). »
Phase C
« Elle s'inscrit dans un mouvement de recomposition du travail sous la pression économique de production en très grande série et l'effet de la découverte de l'automation. […] Elle est caractérisée par le regroupement des opérations décomposées de la phase B. Les tâches élémentaires […] sont désormais exécutées successivement par une seule machine qui regroupe les opérations effectuées de façon séparée par des machines spécialisées. La nouvelle machine s'appelle la “machine-transfert”. Elle effectue elle-même le transfert des pièces d'une machine à une autre machine, chacune de celles-ci se mettant automatiquement en marche lorsque la pièce est devant elle. Le nombre des ouvriers spécialisés décroît : ils gardent la tâche manuelle de charger-décharger la machine-transfert — tant que cela n'est pas aussi automatisé —, obtiennent une tâche de surveillance et de contrôle, mais toujours sans initiative. Il se crée par contre une catégorie plus nombreuse qu'en phase B d'ouvriers d'entretien très qualifiés, mais dont la qualification est étroite : […] réparateurs, […] travaux d'entretien et surtout de maintenance. Le principe central de la phase C est l'interdépendance, toutes les forces de l'entreprise convergeant vers le maintien en état de marche simultané de tous les ateliers ou de tous les services. Le profil de l'agent de maîtrise se modifie, car son rôle est d'assurer le fonctionnement harmonieux, […] de veiller à ce que l'équipe ne manque de rien, […] mais peut-être plus encore à ce que des tensions ou des conflits n'éclatent pas dans les sous-groupes de travail. Plus que dans la phase B, le pouvoir technique semble s'éloigner de l'atelier et de l'entreprise. Il est entre les mains des services d'ingénierie qui conçoivent les procédés ou de sociétés de services créant les ateliers de toutes pièces. »
Selon Alain Touraine, l'évolution générale de la phase A à la phase C peut être résumée ainsi : « On est passé d'un système professionnel qui repose sur l'autonomie professionnelle de l'ouvrier qualifié de fabrication à un système technique de travail défini par la priorité accordée à un système technique d'organisation sur l'exécution individuelle du travail. »
Autres apports
La crise de Mai 68 l'amène à diagnostiquer le passage d'une pure domination économique à une domination culturelle : à l'opposition entre prolétaires et bourgeois se substituerait une opposition entre ceux qui ont des « savoir-faire » et ceux dont la position dans le système médiatique assure une large influence.
Il s'intéresse aux phénomènes sociaux du début des années 1970, désignés sous le terme de NMS, c'est-à-dire « nouveaux mouvement sociaux » (mouvements féministes, régionalistes…), et se demande s'ils peuvent être perçus comme de nouveaux acteurs en lutte contre les éléments de domination actuels. Sa conclusion est qu'on ne saurait les considérer comme les acteurs fondamentaux de la société post-industrielle.
Il est partagé entre l'actionnisme, dans le sens où nous avons le pouvoir sur l'histoire, et le déterminisme, car nous sommes, selon lui, déterminés par nos lois et valeurs.
Il estime finalement que la sociologie doit se débarrasser du concept de social, « de même que les historiens se sont débarrassés de toutes les formes d'évolutionnisme, et ils ne s'en sont pas plus mal tirés »[réf. nécessaire].
Ces vues lui ont valu d’être considéré comme « opposé aux mouvements sociaux » en général[31] et conservateur[32],[33],[34],[35]. À ce genre de critiques et, de façon indéterminée, aux positions proches de celles de Pierre Bourdieu, Touraine applique le terme de « populisme » :
« Hoy vemos desarrolarse, alredor de Le Monde diplomatique, por un lado, y de Pierre Bourdieu, por otro, una campaña de panfletos que consigue un gran exito editorial y que, enarbolando la bandera de la ciencia, produce textos que no tienen validez cientifica alguna, pero que agradan al nuevo populismo que se alza contra las elites, contra la mundializacion de la economia y contra los intelectuales sometidos a los medios de comunicacion. Esta tendencia es fuerte, sobre todo in Francia. »
« Aujourd’hui, on voit se développer, autour du Monde diplomatique d’un côté, et de Pierre Bourdieu de l’autre, une campagne de critiques qui obtient un grand succès éditorial et qui, sous la bannière de la science, produit des textes qui n’ont aucune valeur scientifique mais qui plaisent à ce nouveau populisme qui s’élève contre les élites, la mondialisation de l’économie et les intellectuels soumis aux médias. Cette tendance est forte, surtout en France. »
Alain Touraine, « El regreso del populismo », El Pais, 28 mai 1998.».
↑La conscience ouvrière, Paris, Éditions du Seuil, 1966, 397 p.
↑ a et b"La sociologie nanterrienne « autour de 68 ». Entre expertise et contestation", par Christelle Dormoy-Rajramanan, dans la Revue d'anthropologie des connaissances en 2018 [2].
↑Philippe Bernoux, La sociologie des organisations : initiation théorique suivie de douze cas pratiques, Éditions du Seuil, Paris, 1985, (ISBN2-02-008941-6).
↑Après les municipales de mars 2001, Touraine écrivait : « Raymond Barre avait le tort de percevoir la vérité. [...] Le gouvernement Jospin a un déficit politique sur le centre. Le problème de Jospin, ce n’est pas de convaincre le peuple, mais les classes moyennes urbaines, éduquées et sous-représentées. » in Le Figaro du 18 avril 2001.
↑« L’affirmation qu’il se crée une société mondiale, d’essence libérale, dirigée par les marchés et imperméable aux interventions politiques nationales est purement idéologique. [...] L’ouverture aux marchés mondiaux permet, exige même, le renouvellement des politiques sociales, la recherche de la participation et de la justice. »in Comment sortir du libéralisme ?, Fayard, 1999, p. 13-14.
↑Alain Touraine, Sociologie de l'action, Paris, Éditions du Seuil (édition numérique : Les classiques des sciences sociales), , 507 p. (présentation en ligne, lire en ligne)
↑Alain Touraine, La Voix et le Regard : sociologie des mouvements sociaux, Paris, Éditions du Seuil (édition numérique : Les classiques des sciences sociales), , 315 p. (présentation en ligne, lire en ligne)
↑Alain Touraine, Le Retour de l’acteur, Paris, Librairie Arthème Fayard (édition numérique : Les classiques des sciences sociales), , 350 p. (présentation en ligne, lire en ligne)
↑Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Librairie Arthème Fayard (édition numérique : Les classiques des sciences sociales), , 510 p. (présentation en ligne, lire en ligne)