Le titre de cette prière, Magnificat, est le premier mot (l’incipit) de sa traduction latine dans la Vulgate. L'hymne de Marie commence par la phrase : Magnificat anima mea Dominum (« Mon âme exalte le Seigneur »).
Il s'agit du premier des quatre cantiques de cet évangile de l'enfance, les trois suivants étant ceux de Zacharie (1:68-79, le Benedictus), des anges (2:14, le Gloria) et de Syméon (2:29-35, le Nunc dimittis)[3]. Le Magnificat est également le plus long discours de Marie dans le Nouveau Testament.
Contenu
Quelques jours après l'Annonciation (Luc 1:26-56), Marie, enceinte de Jésus, rend visite à sa cousine Élisabeth, qui est enceinte de Jean le Baptiste. Cet épisode est connu sous le nom de Visitation. Élisabeth la salue par un cantique inspiré des Psaumes et Marie lui répond par le Magnificat :
« Mon âme exalte le Seigneur,
Et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur,
Parce qu’il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante.
Car voici, désormais toutes les générations me diront bienheureuse,
Parce que le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses.
Son nom est saint,
et sa miséricorde s’étend d’âge en âge
sur ceux qui le craignent.
Il a déployé la force de son bras ;
il a dispersé ceux qui avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses.
Il a renversé les puissants de leurs trônes,
et il a élevé les humbles.
Il a rassasié de biens les affamés,
et il a renvoyé les riches à vide.
Il a secouru Israël, son serviteur,
et il s’est souvenu de sa miséricorde,
Comme il l’avait dit à nos pères,
envers Abraham et sa postérité pour toujours[4]. »
Thématique
Marie adresse sa louange à Dieu comme à celui qui se tourne vers elle et tous les faibles, dans un texte qui s'articule sur une dualité : celle qui oppose l'abaissement et l'élévation[3]. Le Magnificat exprime la grandeur et la puissance de Dieu (v. 46 et 49), dont le bras est fort (v. 51), image utilisée dans le Livre de l'Exode lors de la sortie d'Égypte (Ex 6:6), et la force de ce bras bouleverse l'ordre terrestre : elle abat les orgueilleux, renverse les puissants, dépouille les riches, et, en sens inverse, les humbles comme Marie (v. 47) sont élevés[3].
Dietrich Bonhoeffer écrit à ce propos : « Ce cantique de Marie est le plus passionné, le plus sauvage, on pourrait presque dire le cantique de l'Avent le plus révolutionnaire qui ait jamais été chanté. Ce n'est pas la douce, tendre, rêveuse Marie comme on la voit sur les images, c'est la femme passionnée, emportée, fière, enthousiaste qui parle ici... Un chant dur, fort, implacable de trônes écroulés et de puissants humiliés, de violence de Dieu et d'impuissance humaine[5]. »
Le Magnificat est également cité comme l'un des sources de la Théologie de la libération, notamment pour le passage : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. »Jean-François Baudoz rapporte même que « sous la dictature argentine dans les années 1970, le verset “Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles” avait été supprimé »[6].
Échos de l'Ancien Testament
Les emprunts à l'Ancien Testament, très nombreux, forment une véritable « mosaïque » de citations : outre le cantique d'Anne (1S 2:1-10) qui en est la toile de fond, le Magnificat se réfère « à la Genèse, au Deutéronome, au Siracide, à Ésaïe, à Habaquq, à Malachie, à Job, à Ézéchiel, et surtout aux Psaumes (Ps 34:3-4 ; 35:9 ; 44:4-6 ; 71:17-19 ; 111:9 ; etc.) »[3],[7].
La réponse de Marie n'a rien d'exceptionnel dans l'univers biblique, compte tenu de l'importance des chants féminins transmis par les traditions de l'Ancien Testament[8]. Les paroles du Magnificat sont inspirées du cantique que chante Anne, la mère du prophète Samuel, dans le Premier Livre de Samuel (2:1-10) :
« Mon cœur se réjouit en l’Éternel,
Ma force a été relevée par l’Éternel ;
Ma bouche s’est ouverte contre mes ennemis,
Car je me réjouis de ton secours.
Nul n’est saint comme l’Éternel ;
Il n’y a point d’autre Dieu que toi ;
Il n’y a point de rocher comme notre Dieu.
Ne parlez plus avec tant de hauteur ;
Que l’arrogance ne sorte plus de votre bouche ;
Car l’Éternel est un Dieu qui sait tout,
Et par lui sont pesées toutes les actions.
L’arc des puissants est brisé,
Et les faibles ont la force pour ceinture.
Ceux qui étaient rassasiés se louent pour du pain,
Et ceux qui étaient affamés se reposent ;
Même la stérile enfante sept fois,
Et celle qui avait beaucoup d’enfants est flétrie.
L’Éternel fait mourir et il fait vivre.
Il fait descendre au séjour des morts et il en fait remonter.
L’Éternel appauvrit et il enrichit,
Il abaisse et il élève.
De la poussière il retire le pauvre,
Du fumier il relève l’indigent,
Pour les faire asseoir avec les grands.
Et il leur donne en partage un trône de gloire ;
Car à l’Éternel sont les colonnes de la terre,
Et c’est sur elles qu’il a posé le monde.
Il gardera les pas de ses bien-aimés.
Mais les méchants seront anéantis dans les ténèbres ;
Car l’homme ne triomphera point par la force.
Les ennemis de l’Éternel trembleront ;
Du haut des cieux il lancera sur eux son tonnerre ;
L’Éternel jugera les extrémités de la terre.
Il donnera la puissance à son roi,
Et il relèvera la force de son oint[9]. »
Daniel Marguerat voit l'épisode de la Visitation comme une « charnière » entre le cycle du Baptiste et celui de Jésus[3]. Le diptyque que forment la salutation d'Élisabeth et le Magnificat de Marie marque en effet le début d'une série de symétries voulues par Luc[1]. L'évangéliste s'attache en effet à établir un parallèle entre le Baptiste, symbole de la tradition ancestrale d'Israël, et Jésus, qui incarne la Nouvelle Alliance : l'exégète observe que l'évangile de l'enfance selon Luc contient « deux annonciations (1:5-25 et 1:26-56), deux naissances (1:57-58 et 2:1-20), deux circoncisions et deux nominations (1:59-66 et 2:21), deux actions de grâce (1:67-79 et 2:22-39), deux notices de croissance de l'enfant (1:80 et 2:40) »[1]. Ce principe narratif vise à enraciner Jésus dans la continuité d'Israël mais aussi à insister sur sa supériorité[1].
Il a pris soin d'Israël, son enfant en se souvenant de sa miséricorde,Comme il l'avait dit à nos Pères, à Abraham et à sa descendance jusque dans les siècles.
Suscepit Israël puerum suum, recordatus misericordiae suae.Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini eius in saecula.
Il relève Israël, son serviteur, il se souvient de son amour,De la promesse faite à nos pères, en faveur d'Abraham et de sa descendance, à jamais.
François Bovon, L'Évangile selon saint Luc, Labor et Fides, quatre tomes, 1991-2009
Joseph Fitzmyer, sj, The Gospel according to Luke I-IX, The Anchor Bible. 1981
Peter Godzik, « Erfahrener Glaube. Luthers Magnifikatauslegung von 1521 », in Erwachsener Glaube. Lebenseinsichten, Steinmann, Rosengarten b. Hamburg, 2018 (ISBN978-3-927043-70-1), p. 15–25
↑Le texte grec est divisé différemment de la Vulgate latine. La troisième section comprend aussi « et Sa miséricorde s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent. » Les versets suivants sont donc décalés.
↑Le texte latin a changé après la publication de la nouvelle Vulgate en 1986. Par rapport à l'usage ancien, tel qu'on peut l'entendre dans les Magnificat classiques comme celui de Bach, le nouvel usage comporte quelques différences qui sont ici indiquées en gras :
Magnificat anima mea Dominum,
et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo.
Quia respexit humilitatem ancillae suae.
Ecce enim ex hoc beatam me dicent omnes generationes.
Quia fecit mihi magna qui potens est.
Et sanctum nomen eius.
Et misericordia eius a progenie in progenies timentibus eum.
Fecit potentiam in brachio suo.
Dispersit superbos mente cordis sui.
Deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles.
Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes.
Suscepit Israël puerum suum, recordatus misericordiae suae.
Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini eius in saecula
↑L'évangile de l'enfance en Matthieu est fondamentalement différent.
↑ abcd et eDaniel Marguerat et Emmanuelle Steffek, « Évangile selon Luc », in Camille Focant et Daniel Marguerat (dir.), Le Nouveau Testament commenté, Bayard/Labor et Fides, 2012, 4e éd. (ISBN978-2-227-48708-6), p. 255-257.
↑Cité dans Hartmut Handt, Armin Jetter, Voller Freude. Liedandachten zu den Sonntagen und Festen des Kirchenjahres (Strube Edition. 9044), Strube, München, 2004, (ISBN3-89912-071-X), p. 20.
↑Ulrike Mittmann-Richert, « Magnifikat und Benediktus. Die ältesten Zeugnisse der judenchristlichen Tradition von der Geburt des Messias », Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament (WUNT) 2, Reihe 90, Tübingen, 1996 (ISBN3-16-146590-3), p. 143.