Shoah est un film documentairefrançais sur l'extermination des Juifs par les nazis, durant la Seconde Guerre mondiale. Réalisé par Claude Lanzmann, le film, qui dure près de dix heures, est sorti en 1985. Tourné dans les années 1976-1981, monté durant plus de 5 ans à partir de 350 heures d'épreuves de tournage[4], il est composé d'entrevues de témoins de la Shoah et de prises de vues faites sur les lieux du génocide[5].
Récompensé d'un César d'honneur en 1986, il est inscrit en 2023 au registre de la Mémoire du monde de l'UNESCO[6]. Cité à de nombreuses reprises dans les listes des meilleurs films de tous les temps[7],[8],[9], cette oeuvre-monument marque une date importante dans la représentation et la diffusion de la mémoire de la Shoah[10].
Synopsis
Longue méditation douloureuse sur la singularité des crimes nazis et la douleur de l'Homme survivant, le film prend le parti de n'utiliser aucune image d'archives. Seuls des témoignages de rescapés, de contemporains ou d'assassins sont montrés. Quelques séquences ont été rejouées ou préparées (ainsi le récit poignant d'un coiffeur, Abraham Bomba), mais la plupart ont été tournées en caméra directe, traduites à la volée par l'un ou l'une des protagonistes.
Le volet consacré à Chełmno met en avant les témoignages de Simon Srebnik, détenu sauvé par sa voix mélodieuse et que les nazis faisaient chanter à la demande ; de Mordechaï Podchlebnik, détenu évadé ; de Franz Schalling, un soldat SS ; de Walter Stier, un bureaucrate nazi qui décrit le fonctionnement des chemins de fer (il insiste pour dire qu'il était trop occupé à gérer le trafic ferroviaire pour remarquer que ses trains transportaient des Juifs à la mort).
Le volet consacré à Treblinka met en avant les témoignages d'Abraham Bomba, détenu et coiffeur, de Richard Glazar, détenu appartenant au commando de travail et qui survécut à la révolte du camp, d'Henryk Gawkowski, polonais conducteur de locomotives pour qui seule la vodka permettait de supporter son travail, et de Franz Suchomel, un Unterscharführer SS qui a travaillé dans le camp. Il détaille longuement le fonctionnement concentrationnaire et criminel de la chambre à gaz du camp. Jusque-là stoïque, Bomba s'écroule en se remémorant la scène d'un codétenu obligé de raser sa femme et sa sœur, à l'orée de la mort, sans pouvoir leur venir en aide. De son côté, Suchomel affirme qu'il ne savait rien de l'extermination, jusqu'à son arrivée à Treblinka.
Les témoignages sur Auschwitz sont fournis par Rudolf Vrba, l'un des rares détenus à avoir réussi à s'évader du camp, et par Filip Müller, détenu qui a travaillé dans l'un des fours crématoires (bouleversé par le souvenir, il se souvient du chant des prisonniers dans la chambre à gaz). Certains villageois des alentours sont interrogés, qui n'ont pas de peine à avouer qu'ils savaient.
Le ghetto de Varsovie est décrit par Jan Karski, qui travaillait pour le gouvernement polonais en exil et qui tenta sans succès de convaincre les gouvernements alliés d'intervenir pour mettre fin à la barbarie exterminatrice, et par Franz Grassler(de), adjoint du commissaire nazi du Ghetto, ainsi que de survivants juifs de l'insurrection du ghetto de Varsovie.
Des entrevues avec Raul Hilberg, historien, ponctuent le film.
Itzhak Zuckermann : commandant en second de l'Organisation juive de combat
Paysans et cheminots de Treblinka, villageois polonais de Chełmno, habitants de Grabow[20]…
Production
Préproduction
Entre l'enquête préparatoire, qui dure quatre ans, dans quatorze pays, le tournage (près de 350 heures entre 1976 et 1981), sur les lieux mêmes du génocide, et le montage, le film a pris douze ans pour voir le jour (1973-1985)[21]. Son origine vient d'une commande du gouvernement israélien, en , à la fin de la guerre du Kippour : « L'aventure de Shoah commence ici : mon ami Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien, me convoqua un jour et me parla avec une gravité et une solennité que je ne lui connaissais pas. […] Il ne s'agit pas de réaliser un film sur la Shoah, mais un film qui soit la Shoah. […] Si tu acceptes, nous t'aiderons autant que nous le pourrons[22]. » Mais le film a rapidement épuisé les commanditaires, tant par sa durée que par ses délais de fabrication. Le réalisateur a dû trouver d'autres financements : gouvernement français et beaucoup de dons directs en France[23]. Par contre, aucun secours du Congrès juif mondial, ni d'aucun donateur américain.[24]
Tournage
Les séquences en caméra cachée ont été tournées avec l'une des cinq cents caméras vidéo « Paluche »[25] produites par Aaton Digital (Jean-Pierre Beauviala) qui transmettait en UHF les images à un récepteur peu éloigné (dans une camionnette Volkswagen comiquement bariolée, garée à quelques mètres). Lanzmann conte[26] qu'il en fallut deux, malgré le coût prohibitif, la première ayant grillé dans le sac dans laquelle elle était cachée, et que la seconde dut être envoyée à la figure des agresseurs lorsque le subterfuge fut éventé (mais elle lui fut restituée une fois l'affaire classée sans suite).
La séquence du train à vapeur s'arrêtant à Treblinka, gare toujours actuelle, a pu être tournée parce qu'en 1978 les locomotives à vapeur servaient toujours sur le réseau polonais. Le réalisateur raconte dans ses mémoires[27] qu'il a loué une locomotive (sans ses wagons) à la compagnie des chemins de fer polonais, négocié son insertion dans le trafic ferroviaire et demandé à Henryk Gawkowski, ancien conducteur de locomotive, de reproduire les gestes qu'il avait maintes fois dû accomplir alors.
Le titre du film ne s'est imposé à Lanzmann qu'une fois le film fini : auparavant, « par-devers moi et comme en secret, je disais “la Chose”. C'était une façon de nommer l'innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l'histoire des hommes ? Si j'avais pu ne pas nommer mon film, je l'aurais fait. Le mot “Shoah” se révéla à moi une nuit comme une évidence, parce que, n'entendant pas l'hébreu, je n'en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer[28]. »
Réception du film
Le film a fait sensation dès sa sortie : sa longueur, sa rigueur, son intransigeance ont impressionné. La presse fut immédiatement élogieuse et les prix et distinctions ne tardèrent pas à consacrer l'œuvre autant que le réalisateur.
La polémique a éclos sans attendre, largement entretenue par le gouvernement polonais de l'époque, le film était dit antipolonais. L'Association socioculturelle des Juifs de Pologne (Towarzystwo Społeczno-Kulturalne Żydów w Polsce) s'indigna et remit une lettre de protestation à l'ambassade française à Varsovie. Wladyslaw Bartoszewski, survivant d'Auschwitz et citoyen d'honneur d'Israël, reprocha à Lanzmann de ne pas évoquer les milliers de sauveurs polonais de Juifs et d'avoir mis l'accent sur des Polonais ruraux pauvres en haillons, conformes aux clichés sur la Pologne.
Cependant Jan Karski, l'un des témoins polonais les plus importants du film, qui regrettait aussi cet aspect, s'est dissocié des critiques en déclarant dans la revue Esprit :
« Shoah est sans aucun doute le plus grand film qui ait été fait sur la tragédie des Juifs. Nul autre n'a su évoquer l'holocauste avec tant de profondeur, tant de froide brutalité et si peu de pitié pour le spectateur. De surcroît, la construction du film, l'enchaînement des témoignages, des événements, de la nature et des saisons débordent d'une poésie très pure […]. Ceux qui verront ce film ne pourront jamais l'oublier[29]. »
Le film a été ignoré dans le monde arabo-musulman, avant que l'association Projet Aladin, sous le patronage de l'Unesco, n'entreprenne en 2011 la traduction en langues persane, arabe et turque. La première diffusion en Iran a eu lieu, le , via deux télévisions satellitaires émettant depuis les États-Unis[12].
Prix et distinctions
Le film et son réalisateur ont reçu treize prix différents :
cinema Eye Honors Awards (The Influentials, 2014).
Films de Claude Lanzmann en lien avec Shoah
Le film Shoah est monté à partir de trois cent cinquante heures de prises de vues, réalisées entre 1974 et 1981[5]. Le montage final fait environ 9 heures 30[30]. La quasi-totalité des épreuves de tournage exploitables (approximativement 220 heures) sont disponibles à l'Holocaust Memorial Museum[31].
Claude Lanzmann a proposé quatre autres films basés sur des interviews faites à l'époque, qui n'avaient pu trouver (partiellement ou intégralement) leur place dans le film en 1985 :
Un vivant qui passe, 1997 (65 minutes). Interview de Maurice Rossel, délégué de la Croix-Rouge, qui s'était rendu dans le camp d'Auschwitz et le ghetto de Theresienstadt durant la guerre[32].
Les Quatre Sœurs, 2018 (273 minutes). Quatre femmes témoignent des horreurs des camps nazis : Paula Biren, Ruth Elias, Ada Lichtman et Hanna Marton. Le film sera diffusé sur Arte en [36].
Par ailleurs, deux films exploitent également des images filmées par Lanzmann :
Shoah: The Unseen Interviews, 2011 (55 minutes). Extraits d'entretiens avec Abraham Bomba, Ruth Elias et Peter Bergson. Film monté en 2011 par les archivistes de l'Holocaust Memorial Museum[37],[31]
Claude Lanzmann: Spectres of the Shoah, 2015 (40 minutes). Documentaire de Adam Benzine(en) sur Lanzmann et plus particulièrement les 12 ans pendant lesquels celui-ci a réalisé Shoah. On y voit des extraits inédits des épreuves de tournage non utilisés par Lanzmann (l'entretien avec Heinz Schubert).
Diffusion
1985 : Diffusion au cinéma, dans deux salles seulement à Paris en raison de sa longueur[38].
1985 : Le texte intégral du film est paru en livre avec une préface de Simone de Beauvoir[20].
1987 : Shoah est diffusé pour la première fois à la télévision française durant quatre soirs consécutifs à partir du sur TF1 alors que se déroule la fin du procès de Klaus Barbie. La chaîne française avait acheté les droits de diffusion en 1979. On estime à 4 millions le nombre de téléspectateurs à l'occasion de cette diffusion télévisée[39].
2001[40] : À l'instigation de Jack Lang, alors ministre de l'Éducation nationale, et édité par Jean-François Forges, professeur d'histoire à Lyon, un DVD regroupant six séquences de trente minutes sélectionnées par Claude Lanzmann a été diffusé dans les établissements scolaires en France[41].
2018 : Le film est diffusé en intégralité sur Arte le , en hommage à son réalisateur décédé deux jours plus tôt[42]. Cette version est une copie numérique produite en 2012 par Why Not Productions[43]. Les deux parties de cette version durent respectivement 4 h 24 et 4 h 42.
2024 : Le film est diffusé en intégralité sur France 2 de la soirée du 30 janvier 2024, jusque dans les premières heures du 31 janvier 2024, à l'occasion de la Journée de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité[44].
Représentation de la Shoah au cinéma
Collectif (Jean-Louis Comolli, Hubert Damisch, Arnaud Desplechin, Bill Krohn, Sylvie Lindeperg, Jacques Mandelbaum, Marie-José Mondzain, Ariel Schweitzer, Annette Wieviorka, Claude Lanzmann…), coordonné par Jean-Michel Frodon, Le cinéma et la Shoah, un art à l'épreuve de la tragédie du XXe siècle, éditions Cahiers du cinéma, .
Conseil de l'Europe, La Shoah à l'écran — Crimes contre l'humanité et représentation, la Documentation française, 2004[45].
Claudine Drame, Des films pour le dire : Reflets de la Shoah au cinéma — 1945-1985, Métropolis, 2007.
Shlomo Sand, Le XXe siècle à l'écran, chapitre 6 « L'industrie du cinéma face à l'industrie de l'extermination : du méchant juif Süss à Schindler, le bon Allemand », 2004[46].
Évocations du film
Dans le film Dieu est grand, je suis toute petite, les personnages principaux et quelques personnages secondaires discutent du film Shoah, et notamment de sa durée exceptionnelle.
↑The 100 Greatest Movies of All Time par Peter Debruge, Owen Gleiberman, Lisa Kennedy, Jessica Kiang, Tomris Laffly, Guy Lodge, Amy Nicholson sur variety.com du 21 décembre 2022
↑"Shoah (film de Claude Lanzmann)", notice par Kristian Feigelson, universalis.fr
↑M.metacritic New Yoker Films, lire en ligne : [1]. consulté le .
↑« Shoah (1985) », sur www.jpbox-office.com (consulté le )
↑Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie. Mémoires, Paris, Gallimard, , 557 p., p. 484, où il ajoute : « j'ai tourné effectivement avec cinq autres (nazis), qui n'apparaissent pas dans le film pour des raisons d'architecture et de construction. »
↑Sur les ruses employées pour filmer, Claude Lanzmann explique :
« J’ai piégé beaucoup de monde, à commencer par la bureaucratie communiste polonaise pour obtenir la possibilité de tourner librement en Pologne. J’ai piégé des nazis, j’ai eu un faux nom, des faux papiers, et je n’ai reculé devant rien pour percer la muraille d’ignorance et de silence qui enfermait alors la Shoah. »
↑« Et puis, j'ai payé. Une somme pas mince. Je les ai tous payés, les Allemands », Claude Lanzmann cité par Virginie Malingre, « Claude Lanzmann explique Shoah à des élèves avant sa distribution dans les lycées », Le Monde, 16 septembre 2004, p. 12.
↑Laurent Joffrin et Annette Lévy-Willard, « Shoah, dix ans d'autopsie d'un génocide », Libération, 25 avril 1985.
↑André Wormser, Marcel Wormser, Jean-Louis Wormser, Alain Gaston-Dreyfus, Marianne Gaston-Dreyfus, Thérèse Harari, André Harari, Daniel Harari, Charles Corrin et les commerçants du Sentier, Rémy Dreyfus et ses amis, etc.
↑Shlomo Sand, Le XXe siècle à l'écran, chapitre 6 « L'industrie du cinéma face à l'industrie de l'extermination : du méchant juif Süss à Schindler, le bon Allemand », p. 284–344, éd. Seuil, 2004.
Livres, articles et documentaire sur le film Shoah
Aline Alterman, Visages de Shoah, éd. Cerf, 2006
Michel Deguy, Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, Paris, 1990, 316 p.
Jean-Pierre Esquenazi, « Qu’est-ce que tu as vu à Chelmno? Shoah, un monumentaire », Cinémas, vol. 12, no 1, , p. 147–165 (lire en ligne)
Shoshana Felman, (en) In an Era of Testimony : Claude Lanzmann's Shoah, Yale French Studies, no 79, Literature and the Ethical Question, éd. Yale University Press, 1991, p. 39–81 (texte en ligne) - Trad. (fr) À l’âge du témoignage : Shoah de Claude Lanzmann, in Michel Deguy, Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, éd. Belin, Paris, 1990
Simha Rotem (trad. de l'anglais par Guillaume Marlière), Mémoires d'un combattant du ghetto de Varsovie, Paris, Ramsay, coll. « L'indicible », , 275 p. (ISBN978-2-84114-935-3).
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